Aspergette ou la notion du temps...

Aujourd'hui c'est le jour bleu marine. Non cela n'a aucun lien avec le parti d'extrême droite. Le bleu marine existe depuis très longtemps, bien plus longtemps qu'eux...

Pour moi cette couleur signifiait vendredi et accompagnait toujours mardi, le jour rouge. Avant dans ma vie il y avait donc 2 jours dans la semaine : le bleu marine et le rouge. Deux jolis jours. Le reste n'existait pas, ou plutôt ne comptait pas. D'ailleurs la notion de temps n'avait pas de sens et n'en n'a toujours pas beaucoup à mes yeux aujourd'hui. Chaque semaine le même cycle recommence, les gens ont des reprises du lundi, des habitudes du mardi, des pratiques du mercredi, des lassitudes du jeudi, des coutumes du vendredi, des rites du samedi et des angoisses du dimanche... puis ils recommencent. Le temps ne passe pas, il se reproduit, se duplique, de façon plus ou moins identique. Tout est répétition.

Les conversations autour du temps qui passe sont donc incompréhensibles. Bien sûr, j´ai appris à me comporter en société. Aujourd'hui je peux même à mon tour parler du temps qui passe, mais c'est comme si je récitais une leçon non comprise. Je la sais par cœur, je peux la décliner à l'endroit, à l´envers, en diagonale... Mais au fond cela ne me parle pas, ne fait pas écho. Le caillou est lancé et tombe au fond du puits dans un petit flop d'éclaboussures. Et puis c'est tout. C'est fini, pas de ricochet, pas d'onde de choc. Rien. Le vide.

Le bleu marine c'est aussi ma mère si elle était plus douce, iodée, et avec un pull marin. C'est ma mère côté mer. Celle que je rêvais de voir et que je n'ai jamais vue. Je me souviensla prier de devenir plus 'bleu marine', l'incitant à s'habiller ainsi, au prétexte de l'adéquation avec la couleur de ses yeux. Mais ma mère est globalement restée grise comme le bitume et l'urbanité, elle incarnait à elle seule la ville moyenne et humide, morose avec son mobilier urbain d'acier usé. Une sensation un peu âcre, une bouche qui se fermait de façon sèche et claquante, un nez trop long qui lui coupait le visage en 2 de façon brutale et saillante, et des yeux profondément bleus roi. Un parfum bourgeois, presque poudré, l'accompagnait chaque jour, qu'elle doublait d'un langage choisi et évolué. Elle semblait avoir perdu tout naturel, envahie par une vie qui lui commandait d'avancer et d'être une mère respectable, une femme combative, une épouse modèle, féministe mais asservie quand même. Une femme arc boutée aux règles de bienséance et d'éducation. Une femme maîtrisée, sous contrôle permanent, dominée par la froideur et l'autoritarisme. Au fond d'elle se cachait un reste de naturel qu'elle tentait de noyer, d'effacer, d'éradiquer, de dominer. Ce combat intérieur avait pris une forme réelle, visible et ridicule, comme si la nature se vengeait d'elle : ma mère possédait une masse de cheveux incroyable, une véritable crinière rebelle, quasiment indomptable, qui réagissait avec virulence à ses assauts de bigoudis et tentatives pour donner une forme à cette végétation drue et incohérente. Il s'agissait là certainement de son dernier reste de nature et de résistance aux codes sociaux, son côté forêt sauvage, couleur noisette des bois...

Bleu marine, c'était aussi le jour où je devais, seule, me débrouiller avec mes chaussures aux lacets énigmatiques. Des chaussures de clown, immenses au bout de mes pieds, presque surdimensionnées. Des chaussures aux lacets qui n'en finissaient pas. Interminables, tentaculaires, glissants, imprenables. Combien d'heures à essayer de me représenter mentalement le geste, tandis que mes doigts refusaient d´obéir aux ordres ? "Une boucle dans la main gauche, un tour de lacet autour de la boucle de la main droite, comme pour poser un collet et piéger l'oreille du lapin".

Mais quelle main gauche ? Celle avec laquelle j'écrivais ou l'autre, avec laquelle j'écrivais aussi ? En m'adossant au mur de l'entrée, étais je dans le bon sens ? La boucle m'évoquait sans cesse Boucle d'or, ses cheveux ondulés tombant juste sur ses épaules, et puis le serre-tête posé au milieu du crâne, la robe rouge et le chemisier blanc, mais rien d'autre. J´adorais cette illustration et l'image me revenait en tête chaque fois que l'épreuve des lacets s'annonçait. Mais la forme du lacet, elle, ne m'évoquait strictement rien. Quant à l'oreille du lapin à piéger, elle me mettait dans un état de profond malaise. J'avais mal pour lui, je ressentais un frisson d'horreur qui me parcourait le corps, j'avais la sensation de capter les ondes électromagnétiques de tout l'immeuble. J´aurais préféré mourir plutôt que capturer ce pauvre lapin par l'oreille. Et l'histoire ne disait pas ce qu'il devenait, mais j'étais sûre que ces fichus humains étaient ensuite capables de le tuer. Tant pis pour les lacets, je préfèrais qu'on les fasse à ma place, quoiqu'il m'en coûte en représailles d´adultes...

Une fois dehors pour aller à l'école, durant le trajet je m´appliquais à scruter l'horizon pour voir si j'apercevais les lapins vagabonds rescapés de mes lacets et de ceux des autres enfants récalcitrants. Absorbée par mes pensées, j'échappais au moment présent. Ma grande sœur, cet être invincible que j'idolâtrais, assurait le trajet à pieds pour nous 2, elle marchait et je la suivais. Elle veillait sur l'itinéraire et sur moi. Pendant ce temps, moi je veillais sur nos lapins. Nous formions vraiment une bonne équipe elle et moi. Je pensais qu'un jour, j´arriverai à lui expliquer pour les lapins, et j'étais sûre qu'elle comprendrait.

Nous arrivions à l'école, et certains jours j'aurais pu parier que notre trajet avait duré des heures, tant mon esprit avait voyagé durant notre marche. D'autres jours, je trouvais qu'il s'était écoulé à peine 1 minute. J'en déduisais que ma soeur avait trouvé un raccourci incroyable. Je la questionnais parfois, et lorsqu'elle me soutenait que c'était le trajet habituel, j'en déduisais que l'école s'était rapprochée de notre appartement. Cette magie me posait vraiment question, et je me disais que la vie était capable de faire des prouesses incroyables. Cela me réconfortait, je me disais que les grandes difficultés que j'éprouvais au quotidien seraient parfois résolues par ces actes de magie de la Nature. Le temps n'était donc pas une affaire d'humain, mais se jouait bien ailleurs : c'est la Nature qui décidait du temps, et il ne servait à rien de vouloir l'emprisonner dans une montre, un calendrier ou quoi que ce soit d'autre. Le temps était définitivement à vivre, mais pas à tenter de maîtriser...

Pas de temps pour Aspergette

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